« Associer les salariés à la réussite de l’entreprise forme la base d’un modèle plus vertueux. »

Ambassadeur au partage de la valeur auprès du gouvernement et directeur général de Pacte PME, François Perret nous livre son regard d’expert sur la loi du 29 novembre 2023 et nous aide à saisir les enjeux d’une meilleure répartition des profits dans l’entreprise.

La question du partage de la valeur dans l’entreprise occupe désormais une place centrale dans le débat public. Comment l’expliquer ?

f-perret.jpgIl y a des raisons à la fois structurelles et plus circonstanciées. Sur le long terme tout d’abord, on constate, à partir du début des années 1980, un déclin de la part des revenus du travail dans la valeur ajoutée, principalement en raison de la désindexation des salaires sur les prix. Une autre raison structurelle tient à la remise en question croissante de notre modèle capitaliste et de ses effets sur la hausse des inégalités, de revenus notamment et a fortiori de patrimoine.


Sur la période plus immédiate, depuis 2022, on observe que les salaires ont nettement moins augmenté que les prix dans un environnement très inflationniste. Cette déformation du partage de la valeur à moyen-long terme a conduit à s’interroger sur le fait de savoir si le travail paye suffisamment. Un rééquilibrage était donc attendu. 


Après les efforts déjà accomplis par le législateur depuis la loi Pacte de mai 2019, le gouvernement a souhaité franchir un nouveau cap en prenant la décision de retranscrire dans la loi les mesures de l'accord national interprofessionnel (ANI) sur le partage de la valeur en entreprise, conclu par les partenaires sociaux en février 2023. En dépit des progrès accomplis depuis cinq ans, on a en effet estimé qu’il fallait accélérer le déploiement des dispositifs de redistribution. Car, si les grandes sociétés sont très largement couvertes – 91 % des salariés dans les structures qui en comptent plus de 1 000 –, la majorité des PME ne se sont pas encore emparées de ce sujet.

La loi du 29 novembre 2023 contient diverses mesures. Qu’en retenir ?

La plus significative est l’obligation de mettre en place un dispositif – intéressement, participation, abondement ou prime de partage de la valeur – dans les structures de 11 à 49 collaborateurs. Il s’agit donc de donner un vrai coup de pouce à la redistribution des profits dans les entreprises de petite taille suffisamment structurées. C’est tout l'enjeu de cette disposition, qui devrait concerner environ 172 000 TPE et PME, et 1,5 million de salariés supplémentaires. Ce qui permettrait de dépasser très nettement le taux de couverture actuel d’un salarié sur deux. Ensuite, pour tenir compte de situations financières hétérogènes parmi ces petites entreprises, celles-ci peuvent désormais instaurer un régime de participation moins favorable que la formule légale. En donnant la possibilité de distribuer moins, on s’adapte ainsi à la diversité du tissu productif. 


Une autre mesure concerne l’obligation, pour les structures d’au moins 50 collaborateurs, de négocier sur leurs résultats exceptionnels. Le législateur n’ayant toutefois prévu ni plancher ni sanction en cas de non-application, cette disposition risque d’être appliquée a minima. Il faudra dresser un bilan dans quelque temps et, si nécessaire, envisager d’être plus directif. Je ne suis toutefois pas favorable à une quelconque coercition, car le sujet des rémunérations relève de décisions à prendre au niveau de l’entreprise et d’elle seule, en fonction de ses contraintes et de sa stratégie. 


Je précise que l’obligation de partage de la valeur dans les sociétés de 11 à 49 salariés fera l’objet d’une expérimentation sur cinq ans et qu’elle s’applique au 1er janvier 2025. Nous verrons ce qui va se passer. Car il n’est pas évident, pour le dirigeant d’une petite société, de faire des choix justes et équilibrés qui tiennent compte de ses contraintes, de ses ambitions de développement... Il faut laisser le temps aux chefs d’entreprise, aux branches professionnelles comme aux salariés, de bien cerner les éléments distinctifs des différents mécanismes de redistribution qui, à mon sens, ne se valent pas tous.

Quels sont ces éléments distinctifs ?

Il y a une différence ontologique, si j’ose dire, entre la participation et l’intéressement d’un côté, et la prime de partage de la valeur de l’autre. Les deux premiers s’inscrivent dans une logique fédérative, collective. La participation repose sur les résultats financiers de la société, quand l’intéressement peut être lié à des indicateurs très variés, financiers ou extra-financiers. Un accord peut ainsi intégrer des critères de performance industrielle ou commerciale (l’ouverture d’une usine par exemple), sociaux (comme la baisse du nombre d’accidents du travail), mais également – et j’y crois vraiment à titre personnel – environnementaux. Dès lors, l’intéressement est un excellent moyen d’associer les collaborateurs aux objectifs de transition écologique de l’entreprise tout en renforçant leur sentiment d’appartenance, à un moment où les PME doivent se montrer plus attractives pour fidéliser leurs salariés.

La prime de partage de la valeur, quant à elle, vient davantage récompenser des performances individuelles. Elle me semble moins intéressante dans le sens où l’on perd cette notion de collectif. Il y a donc, pour moi, une forme de hiérarchisation entre ces différents outils. Le risque est que les petites entreprises s’orientent plutôt vers la prime, à la fois plus simple à mettre en place – elle ne nécessite pas d’accord d’entreprise – et aussi avantageuse sur le plan fiscal et social – les exonérations de charges ayant été prolongées jusqu’à fin 2026 par la loi.

Je me réjouis en tout cas que le bénéficiaire puisse désormais placer tout ou partie de sa prime sur un plan d’épargne salariale. L’introduction de cette clause va permettre une répartition plus équilibrée entre les besoins de consommation immédiats et la possibilité de constituer une épargne pour préparer son avenir. Veillons toutefois à ce qu’un recours massif à la prime de partage de la valeur ne crée pas un effet de « cannibalisation » pénalisant le développement des autres dispositifs, qui ont déjà fait leur preuve.

Nous l’avons évoqué, le partage de la valeur est aujourd’hui peu mis en œuvre dans les entreprises de moins de 50 salariés. Comment inciter et accompagner ces petites structures ?

Ma première recommandation, c’est de bien prendre conscience que, dans les sociétés comptant moins de 11 collaborateurs, le dirigeant, qui est souvent l’actionnaire principal, voire unique, aura peu recours à l’intéressement et à la participation. Pour ces très petites entreprises, le choix de la prime de partage de la valeur me semble pertinent. Dans celles de 11 à 50 salariés, on peut imaginer que l’intéressement soit favorisé, ce qui pourra tirer vers leur haut leur performance, notamment extra-financière si l’accord porte sur des critères RSE.


Il convient aussi de rassurer les dirigeants de TPE et PME sur le fait que ces instruments, relativement complexes à mettre en place il y a quelques années, le sont beaucoup moins aujourd’hui. Ils sont par ailleurs moins onéreux, du fait de leur défiscalisation et de la suppression, en 2019, du forfait social de 20 % sur les primes d’épargne salariale dans les structures de moins de 50 salariés. 


Je conseillerais également, lorsque la taille de la société le permet, de ne pas s’affranchir du dialogue social, dont l’épargne salariale est un vecteur privilégié, au niveau de l’entreprise comme des branches professionnelles. Je regrette d’ailleurs qu’il y ait peu d’accords de branche sur le sujet – moins de 30 signés à ce jour – car cela faciliterait par la suite le déploiement des dispositifs de partage de la valeur dans les entreprises. Il y a donc une dynamique à enclencher dans celles des 171 branches qui ne l’ont pas encore fait pour l’instant. 


Enfin, le chef d’entreprise souhaitant s’engager dans un mécanisme de partage de la valeur doit savoir qu’il peut être guidé dans sa prise de décision, par le réseau des experts-comptables ou les distributeurs de produits d’épargne salariale. D’un point de vue administratif, le site mon-interessement.urssaf.fr apporte également une aide à la rédaction et à la conclusion d’un accord.

De nombreux secteurs peinent aujourd’hui à recruter. Ces dispositifs peuvent-ils constituer un élément de différenciation ? 

Dans les grandes sociétés, voire dans les grosses ETI, ce n’est plus le cas. En revanche, dans les TPE et PME, l’effort de redistribution est sans aucun doute un argument de recrutement et de fidélisation. Je constate pour ma part que les employeurs qui ont déjà mis en place un accord d’intéressement ou de participation observent un meilleur climat social, une plus grande implication des équipes, un meilleur alignement stratégique entre l’entreprise et les collaborateurs.


Certes, le choix d’une entreprise est multicritère mais la rémunération reste une source majeure de motivation. Un complément de ressources qui représente un peu plus d’un treizième mois – 1 500 euros en moyenne – peut significativement améliorer le revenu d’un ménage, a fortiori quand le pouvoir d’achat s’érode. Je veux cependant souligner que les montants versés au titre de la participation, de l’intéressement et de l’abondement restent faibles rapportés au PIB – de l’ordre de 1 % en 2021. Il faut par ailleurs rester vigilant quant au risque de substitution entre les salaires et les rémunérations variables, qui évidemment n’ont pas le même impact à long terme, notamment sur les pensions de retraite futures.

Peut-on encore se passer d’un plan de partage de la valeur en 2024 ?

On peut toujours se passer de quelque chose qui n’est pas obligatoire ! Mais si l’on prend conscience de la nécessité d’associer ses collaborateurs pour gagner en performance collective, et si l’on croit, comme moi, en un modèle productif plus vertueux sur le plan social et écologique, alors on fera assez naturellement le chemin vers une répartition plus équitable des profits.

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