L'interview vidéo en bref d'Alexis Peschard, addictologue

À quels enjeux sont aujourd’hui confrontées les entreprises vis-à-vis des addictions ?

Alexis Peschard : Ce que connaissent aujourd’hui les entreprises regarde en réalité la société tout entière. Il s’agit de la banalisation de certains produits psychoactifs, comme le cannabis et la cocaïne, mais aussi de nombreux produits de synthèse. Commençons par le cannabis. C’est aujourd’hui le premier produit illicite consommé par les Français. Selon les données récentes de l’Office français des drogues et des tendances addictives (OFDT) datant de 2024, plus de 50 % des Français de 18 à 75 ans ont déjà expérimenté le cannabis au cours de leur vie. 6 % des actifs en consomment au moins une fois par semaine. Or le cannabis qui est consommé aujourd’hui est beaucoup plus addictif que celui qui était consommé dans les années 70 ou 80. Sa teneur en THC, ce principe psychoactif qui agit directement sur notre système nerveux central, atteint 15 à 20 %, là où il ne dépassait pas 5 % il y a quelques décennies. Les effets sur l’organisme et risques en matière de dépendance que cela induit sont décuplés.

L’autre drogue dont l’usage explose, c’est la cocaïne. Plus d’un million de Français aujourd’hui en consomment. Entre 2017 et 2023, la proportion a doublé, puisqu’on est passé de 5 à 10 % de Français l’ayant déjà expérimenté. La consommation est très forte aussi parce que la production est devenue massive. Le volume des saisies de cocaïne en témoigne. En France, nous sommes passés de 4,1 à 53 tonnes de cocaïne saisie entre 2018 et 2023. Le marché est littéralement inondé. Nous nous trouvons aujourd’hui, je le crains, dans la même situation de banalisation de la cocaïne que connut le cannabis, il y a une trentaine d’années. Néanmoins, je pense qu’il est encore temps de gagner ce combat-là. Mais il faut en faire une priorité de santé publique.

Outre les produits psychoactifs, il faut évoquer, je l’ai dit, l’émergence des « nouveaux produits de synthèse », à l’image de la 3MMC, dont les médias parlent depuis quelques années. Il existe en effet plus de 450 produits de synthèse sur le marché en France, plus de 900 sur le marché mondial, accessibles par le « darknet(1) »… mais aussi sur les réseaux sociaux. Conçus pour imiter les produits dits « classiques », ils sont encore plus dangereux, addictifs et puissants.

La bonne nouvelle, en contrepoint, c’est le recul conjugué de l’alcoolisme et du tabagisme…

A. P. : Oui, même si ces données sont en trompe-l’œil. En matière d’alcool par exemple, si on constate une réduction du nombre de personnes alcoolodépendantes, en parallèle le volume de pratiques à risques est en progression. Les pratiques à risque, ce sont par exemple les « alcoolisations ponctuelles intenses », très populaires lors des « afterwork » par exemple. Et puis, se pose la question du coût social, c’est-à-dire les conséquences médico-sociales de la consommation de produits psychoactifs (dépenses de santé, pertes de productivité, décès prématurés, dépenses de prévention et de répression). Chaque année, le tabac coûte 156 milliards d’euros à la collectivité. L’alcool, lui, génère 102 milliards de dépenses. Aussi, si la consommation baisse, les conséquences se mesurent sur le long terme, 10, 15 voire 20 ans plus tard.

Quelle différence établissez-vous entre le phénomène de l’addiction et celui des conduites addictives ?

A. P. : La notion de perte de contrôle est centrale. Tout un chacun, et c’est la majorité des personnes, peut être sujet à des conduites addictives. Par exemple, une personne peut être hyperconnectée et consommer occasionnellement de l’alcool. Pour autant, est-elle cyberdépendante et alcoolique ? Pas nécessairement. Tout dépend de l’usage. La conduite addictive consiste à faire usage ou à consommer des produits ou des outils potentiellement addictifs. L’addiction, elle, est une maladie chronique qui consiste en un besoin irrépressible de consommer ou de pratiquer. On est dans le registre de la perte de contrôle, qui crée de l’isolement et de la souffrance.

D’un point de vue cérébral, la zone du plaisir est totalement « grillée ». Elle réclame un produit ou un comportement et, si elle ne l’obtient pas, le cerveau exprime un manque. Selon la classification publiée par l’association américaine de psychiatrie, dans l’ouvrage de référence du DSM-V, l’addiction et son degré de sévérité se définissent selon onze critères. L’addictologue et psychiatre français Laurent Karila l’a conceptualisé de manière plus simple et mnémotechnique en évoquant les « 5 C » : la perte de Contrôle, le « Craving » que l’on peut traduire par l’envie irrépressible, l’activité Compulsive, l’usage Continu et enfin les Conséquences négatives. Il y a addiction dès lors que les 5 C sont présents sur une période consécutive d’au moins douze mois.

Le phénomène de l’addiction dans le monde du travail n’est pas tout à fait nouveau. Néanmoins, vous dressez le constat qu’il a subi ces dernières années d’importantes mutations…

A. P. : Historiquement, la question des conduites addictives concerne certains secteurs d’activité en particulier, comme le transport, la logistique, l’agriculture, la pêche, l’hôtellerie-restauration, le BTP, l’industrie, l’énergie, l’agro-alimentaire, etc. La plupart de ces secteurs possèdent une maturité aujourd’hui forte sur les questions de santé-sécurité de manière générale et ont structuré des actions en matière de prévention du risque addictif.

Le Covid, parmi de nombreux changements qu’il a entraînés, a eu des conséquences sur la manière d’envisager les conduites addictives dans le secteur tertiaire. Le confinement, le contexte extrêmement anxiogène ont mis sur le devant de la scène des personnes en grandes difficultés, qui pour certaines avaient déjà des pratiques à risque et pour lesquelles le Covid a eu un effet d’accélérateur et de révélateur. Entre mars et juin 2020, nous n’avons jamais eu à accompagner des salariés dans des situations aussi aigües : overdoses à domicile, violences intrafamiliales extrêmes, menaces de suicide…

Bien des DRH et des entreprises se sont retrouvées démunies face à ce phénomène. Entre 2021 et 2022, beaucoup d’entre elles ont engagé des démarches pour structurer la prévention des conduites addictives au sein de leurs organisations. La crise du Covid a vu en parallèle l’émergence et la reconnaissance des addictions dites « sans produit » : jeux d’argent et de hasard, paris sportifs, addiction au travail, hyper-connexion, et la grande famille des cyberdépendances (réseaux sociaux, achats compulsifs, pornographie…).

Quels sont ces différents niveaux de prévention ?

A. P. : Au niveau de la prévention primaire, il existe aujourd’hui des outils qui permettent d’identifier ces facteurs de risque et de les intégrer au règlement intérieur et au document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), qui rappelons-le est obligatoire pour les entreprises d’au moins un salarié. L’idéal pour cela est de mettre en place un comité de pilotage dédié pour co-construire et suivre la politique de prévention du risque addictif à partir d’indicateurs préalablement établis et validés. Une autre possibilité est de rejoindre le dispositif et de signer la charte ESPER, élaborée par la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives). Cette charte engage son signataire à travers un plan d’action.

La prévention secondaire concerne deux typologies de métier et appelle donc deux typologies de réponse. La sensibilisation, d’abord, en proposant aux salariés des actions de prévention, puis la formation, en développant les compétences des managers, DRH, membres du CSE(2), du CSSCT(3), médecine du travail, etc. Nous recommandons également de former également des salariés sentinelles ou ce que l’on appelle des « bienveilleurs » ; il s’agit de personnes ressources dans l’entreprise spécifiquement identifiées et formées à la prise en compte de ces risques en tant que référents addictions.

Le niveau tertiaire de la prévention concerne enfin l’accompagnement individuel des salariés en difficultés. Outre ce qui peut se faire avec les services de santé au travail, les employeurs peuvent être le relais des services d’écoutes spécialisés et gratuits tels que Alcool, Drogues et Joueurs Info Service, Addict’AIDE, les Alcooliques, Narcotiques et Joueurs Anonymes, etc. Les entreprises peuvent également travailler avec des structures spécialisées d’addictologie pour proposer des téléconsultations.

Quel conseil donneriez-vous aux salariés désireux de bien faire ?

A. P. : Ne pas attendre que l’événement survienne. L’événement, cela peut être un accident, un passage à l’acte, un fait médiatisé… L’idéal est d’intervenir par anticipation, c’est-à-dire le plus précocement possible. L’enjeu est d’être capable de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention. Lorsqu’on l’on constate qu’un salarié montre des signes problématiques, ne pas le laisser sombrer dans son addiction. Être capable d’engager le dialogue, c’est le début du soin. Les employeurs ont un rôle à jouer. Le fait d’aborder le problème avec la personne en situation de dépendance, n’apportera pas nécessairement de changements dans l’immédiat. Mais il est susceptible de générer chez la personne, à terme, un déclic. Il s’agit de dépasser collectivement le malheureusement triste constat que la personne dépendante est celle dont tout le monde parle mais à qui on ne parle plus, car le déni de l’entourage alimente le déni individuel de la personne malade. Brisons le tabou et le silence organisationnel sur la question des addictions !

 

 

(1) Partie du réseau Internet non-indexée par les moteurs de recherche, accessible par des logiciels qui anonymisent les données des utilisateurs
(2) Comité social et économique, instance représentative du personnel.
(3) Commission de la santé et de la sécurité du travail.